jeudi 21 avril 2011

Salade littéraire au soleil

Nouveau voyage gastronomique en littérature en ce mois d'avril déjà bien avancé; profitons-en, afin de célébrer cette douce chaleur enveloppant nos corps d'une tiédeur réconfortante, pour rire d'une salade...

Comment Gargantua mangea en salade six pelerins, Gargantua, chapitre XXXVI

"Le propos requiert que racontons ce qu'advint à six pelerins qui venaient des Saint Sebastian près de Nantes, & pour soi héberger celle nuit de peur des ennemis s'étaient mussés on jardin dessus les poyzars entre les choux et laitues.
Gargantua se trouva quelque peu altéré et demanda si l'on pourrait trouver de laitues pour faire salade. Et entendant qu'il y en avait des plus belles et grandes du pays, car elles étaient grandes comme pruniers ou noyers, y voulut aller lui-même et en emporta en sa main ce que bon lui sembla. Ensemble emporta les six pelerins, lesquels avaient si grand peur qu'ils ne osaient ni parler ni tousser. Les lavant doncques premièrement en la fontaine, les pelerins disaient en voix basse l'un à l'autre: Qu'est-y de faire? nous nayons ici, entre ces laitues, parlerons-nous? mais si nous parlons il nous tuera comme espies. Et comme ils délibéraient ainsi, Gargantua les mit avecques ses laitues dedans un plat de la maison, grand comme la tonne de Cisteaux, et avecques huile, et vinaigre, et sel, les mangeait pour soi rafraîchir davant souper, et avait jà engoullé cinq des pélerins. 
Le sixième était dedans le plat, caché sous une laitue, excepté son bourdon* qui apparaissait au-dessus. Lequel voyant Grandgousier dit Gargantua: Je crois que c'est là une corne de limasson, ne le mangez point. Pourquoi? dit Gargantua. Ils sont bons tout ce mois. Et tirant le bourdon, ensemble enleva le pélerin et le mangeait très bien. Puis beut un horrible trait de vin pineau, et attendirent que l'on apprêtât le souper.
Les pelerins ainsi dévorés se retirènt hors les meules de ses dents le mieux que faire purent, & pensaient qu'on les eût mis en quelques basse fosse des prisons. Et lorsque Gargantua beut le grand trait, cuidèrent noyer en sa bouche, et le torrent de vin presque les emporta on gouffre de son estomac. Toutefois, sautant avecques leurs bourdons comme font les micquelots, se mirent en franchise l'orée des dents. 
Mais par malheur l'un d'eux, tâtant avecques son bourdon le pays, à savoir s'ils étaient en sûreté, frappa rudement en la faulte d'une dent creuse, et ferut* le nerf de la mandibule. Dont fit très forte douleur à Gargantua, et commença crier de rage qu'il endurait. Pour doncques se soulager du mal, fit apporter son cure-dents, et sortant vers le noyer grollier*, vous denigea messieurs les pelerins. Car il arrapait l'un par les jambes, l'autre par les épaules, l'autre par la besace, l'autre par la fouillouze*, l'autre par l'écharpe; & le pauvre hère qui l'avait féru du bourdon, le accrocha par la braguette. Toutefois, ce lui fut un grand heur, car il lui perça un bosse chancreuse, qui le martyrisait depuis le temps qu'ils eurent passé Ancenys. Aisni les pelerins dénigés d'enfuirent à travers la plante le beau trot, et apaisa la douleur. 
En laquelle heure fut appelé par Eudemon pour souper, car tout était prêt. Je m'en vais doncques (dit-il) pisser mon malheur. Lors pissa si copieusement que l'urine trancha le chemin aux pelerins, et furent contraints passer la grande boire. Passant de là par l'orée de la Touche, en plein chemin tombèrent tous, excepté Fournillier, en une trappe qu'on avait fait pour prendre les loups à la trainée. Dont échappèrent moyennant l'industrie du dit Fournillier, qui rompit tous les lacs et cordages. "


* Bourdon: bâton de pèlerin
*ferut: passé simple du verbe férir, frapper
*noyer grollier: le noyer à nix si dures que seuls les grolles (les corbeaux) peuvent les casser
*la foillouze: la bourse
De nombreuses notes sont disponibles dans l'édition La livre de poche, la Pochothèque, Les cinq livres


&
Joyeuses Pâques!

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