mardi 27 septembre 2011

L'origine du feu

Texte tiré de Le Cru et le cuit, Vol.1 les Mythologiques, Claude Lévi-Strauss (Plon, 1964, pp.74-75)

Mythe 7 Kayapo-Gorotiré: origine du feu

"Ayant repéré un couple d'aras nichés au sommet d'un rocher abrupt, un Indien emmène son jeune beau-frère, nommé Botoque, pour l'aider à capturer les petits. Il le fait grimper sur une échelle improvisée, mais, parvenu à la hauteur du nid, le garon prétend n'y voir que deux oeufs. (Il n'est pas clair s'il ment ou dit vrai.) Son beau-frère les exige; en tombant, les oeufs se changent en pierres qui le blessent à la main. Furieux, il enlève l'échelle et s'en va, sans comprendre que les oiseaux étaient échantés.
Botoque reste prisonnier pendant plusieurs jours, en haut du rocher. Il maigrit; la faim et la soif l'obligent à consommer ses propres excréments. Enfin, il aperçoit un jaguar tacheté, portant un arc et des flèches et toutes sortes de gibier. Il voudrait l'appeler à son secours, mais la peur le rend muet.
Le jaguar aperçoit l'ombre du héros sur le sol; il essaye vainement de l'attraper, lève les yeux, s'informe, répare l'échelle, invite Botoque à descendre. Effrayé, celui-ci hésite longtemps; il se décide enfin, et le jaguar amical lui propose de monter sur son dos, et de venir chez lui se repaître de viande grillée. Mais le jeune homme ignore le sens du mot "grillé", car en ce temps-là, les Indiens ne connaissaient pas le feu et se nourrissaient de viande crue.
Chez le jaguar, le héros voit un grand tronc de jabota qui se consume; à côté, des tas de pierre comme les Indiens en utilisent aujourd'hui pour construire leurs fours. Il fait son premier repas de viande cuite.
Mais la femme du jaguar (qui était une indienne) n'aime pas le jeune homme qu'elle appelle me-on-kra-tum ("fils étranger, ou abandonné"); malgré cela, le jaguar, qui est sans enfant, décide de l'adopter.
Chaque jour, le jaguar part à la chasse, laissant son fils adoptif avec sa femme qui témoigne une croissante aversion; elle ne lui donne à manger que de la viande vieille et racornie, et des feuilles. Quand le garçon se plaint, elle le griffe au visage, et le pauvret doit chercher refuge dans la forêt.
Le jaguar réprimande sa femme, mais en vain. Un jour, il donne à Botoque un arc tout neuf et des flèches, lui apprend à s'en servir et lui conseille de l'utiliser contre la marâtre, si besoin est. Botoque tue celle-ci d'une flèche en pleine poitrine. Terrifié, il s'enfuit, emportant ses armes et un morceau de viande grillée.
Il arrive à son village en pleine nuit, trouve à tâtons la couche de sa mère, se fait reconnaître non sans peine (car on le croyait mort); il raconte son histoire, distribue la viande. Les Indiens décident de s'emparer du feu.
Quand ils arrivent chez le jaguar, il n'y a personne; et comme la femme est morte, le gibier tué de la veille est resté cru. Les Indiens le font rôtir, emportent le feu. Pour la première fois, on peut s'éclairer de nuit au village, manger de la viande cuite, et se réchauffer à la chaleur du foyer.
Mais le jaguar, rendu furieux par l'ingratitude de son fils adoptif qui lui a volé "le feu et le secret de l'arc et des flèches", restera plein de haine envers tous les êtres, et surtout le genre humain. Seul le reflet du feu brille encore dans ses prunelles. Il chasse avec ses crocs et mange sa viande crue, car il a solennellement renoncé à la viande grillée."